Chapitre 1 - DAARJING

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DAARJING

Hiro ouvrit les yeux. Non, il prit conscience que ses yeux n’étaient pas fermés, il était ailleurs. Il écouta les bruits du marché qui l’entourait comme s’il n’avait rien entendu depuis des années. Le flou devant ses yeux s’effaça peu à peu. Mais où suis-je, se demanda t’il. Il observa le marché. Les vendeurs de riz, de fruits et de légumes avaient disposé leurs étals en cercle autour de la place. Derrière eux il aperçût les façades de commerces permanents. Quatre larges rues partaient de chaque côté de la place. Face à lui, la plus large de ces rues donnait sur une façade imposante, merveilleusement décorée, mais très différente de l’architecture qui lui était familière. Chez lui, à Ohonu, la grande majorité des bâtiments était en bois, et les toits inclinés étaient recouverts de tuiles de terre cuite. Ici, tout autour de lui, les maisons étaient en pierre et leurs toits plats semblaient servir de terrasses sur lesquelles de multiples tissus colorés étaient pendus à des fils, légèrement caressés par le vent. Soudain aveuglé par un rayon de soleil du matin perçant les nuages, Hiro baissa le regard. Ses pieds étaient sales et ses sandales abîmées. Son vieux keikogi était plein de poussière et son sac de toile vide de toute nourriture. La faim lui fit faire un pas vers un étal de fruits, inconsciemment, et c’est alors que la fatigue se fit sentir. C’était la fatigue d’un long voyage, et avec elle venaient des souvenirs étranges. Hiro se souvint qu’un matin, au réveil, dans la ferme qu’il avait hérité de ses parents, avant même d’avoir trait les vaches, il avait été pris d’une soudaine envie de voyager. Il avait pris ses bagages et s’en était allé sur la route, lui qui n’avait jamais quitté Ohonu, si ce n’est la fois où, très jeune, il avait accompagné sa mère à Naarjing, la capitale de sa province, pour une grande fête devant le palais. Il se souvint avoir voyagé seul pendant des semaines, avec un lieu précis en tête, comme guidé par le destin. Mais il n’avait aucun souvenir précis de son voyage ni du lieu où il se rendait. Une chose était sûre, il avait traversé de nombreuses contrées, car ici les hommes étaient très différents de ceux qui vivaient dans sa région. Ceux de chez lui avaient la peau claire, légèrement ambrée, les yeux bridés, en amande, et des cheveux lisses généralement d’un noir intense. Ici les hommes avaient la peau sombre, des yeux ronds et leurs cheveux avaient tendance à onduler avec la longueur. Il faisait aussi plus chaud ici qu’en province de Naarjing et Hiro commença à transpirer sous son épais keikogi. Se rendant compte qu’il ne savait toujours pas où il se trouvait, Hiro se dirigea vers l’étal du marchand de fruits, auquel il demanda une poignée de baies. L’homme les lui tendit, déposées sur une grande feuille fraîche ressemblant à l’emblème de Manshok, dieu de la faune et de la flore que Hiro vénérait. Se sentant plus à l’aise, Hiro se décida à poser la question, mais à cet instant l’homme, qui regardait ailleurs, éclata de rire : un jongleur venait de se blesser avec l’une des pierres qu’il faisait tourner au dessus de sa tête. Hiro vida presque sa bourse pour payer ses fruits et commença à avancer vers le jongleur. Il avait remarqué que cet homme était étrange car lui aussi étranger à la région. Il avait un teint clair, un nez pointu, de longs bras qu’il gardait étrangement repliés contre lui au repos et un accoutrement aussi sale et abîmé que le sien. Il se remit à jongler et Hiro hésita à s’approcher de lui, ne voulant pas être blessé. Il préféra essayer d’en apprendre davantage sur cet homme en l’observant. Mais son regard fut alors attiré par un homme richement vêtu qui marchait d’un pas décidé vers la place, en provenance du palais. Il portait un pantalon et une grande robe noire, par-dessus laquelle flottait dans le vent une écharpe de soie rouge et or. Dans sa main il tenait un parchemin. L’homme monta sur une petite estrade de bois au centre de la place et les bruits du marché firent place au silence alors que tous les passants et marchands se tournèrent vers lui : « Chers habitants de Daarjing, peuple de la Confrérie, lança t’il sur un ton solennel, le Frère Aman demande des volontaires pour une mission de la plus haute importance. Que ceux d’entre vous qui pensent avoir suffisamment de courage et d’honneur se rendent dans trois heures aux portes du palais ! » Daarjing. La ville la plus éloignée dans le Daar, à l’autre extrémité de la Confrérie. Comment avait-il pu faire un tel voyage sans en avoir le moindre souvenir ? Hiro réfléchit. Après ce discourt, une chose sembla claire : c’était bien le destin qui avait guidé ses pas, sinon pourquoi se retrouverait-il ici au moment précis de cette annonce, quand un grand seigneur de la Confrérie semblait avoir besoin d’aide. Cependant quelque chose le contrariait. Pourquoi les dieux l’avaient-ils guidé quelque part où l’on demandait du courage et de l’honneur ? En 121 ans de vie, il n’avait jamais même tenu un aigushi, son courage se limitait à se lever tôt pour traire les vaches. Et en ce qui concernait l’honneur, c’était encore pire. Chaque fois qu’il allait au marché, il faisait les poches aux passants et même aux mendiants. Mais il n’avait pas un mauvais cœur. Il mettait cet argent de côté et, un jour, il eu assez pour acheter un veau qu’il offrit à sa mère en lui disant qu’il avait négocié avec les marchands pour baisser les prix, de sorte à ce qu’elle soit fière de lui. Non, ce ne devait pas être pour lui. Hiro décida de vendre ses vêtements pour s’en acheter des neufs et de quoi manger pour son voyage de retour. Il n’avait rien à faire ici, c’était une erreur, même si les dieux en étaient les auteurs. Trois heures passèrent. Hiro eu le temps de faire le tour de la ville, entourée de faibles remparts de bois qui ne semblaient pas servir à sa protection. Il portait des sandales neuves, une tenue légère de voyageur et avait pu récupérer quelques morceaux de viande séchée sur l’étal d’un marchand dont l’esprit était occupé à regarder s’envoler le sari d’une jeune fille sous une rafale de vent. Il se trouvait maintenant devant le palais où il reconnut le jongleur du matin au côté d’un homme plus petit mais lui semblant plus familier. Il s’approcha d’eux, enfin décidé à poser des questions : « Namaste ! - Namaste, lui rendit le plus petit. Vous êtes ici pour la mission ? » Hiro hésita. Il allait dire oui, mais se rendit compte qu’il avait prévu de rentrer. Il regarda l’homme dans les yeux, des yeux en amande comme chez lui. Dans cet échange de regard quelque chose lui fit penser que ce n’était pas un homme. Puis, confus de ne toujours pas avoir répondu, il dit : « A vrai dire, je ne sais pas. - Alors tu es comme nous. » Le grand avait une voix étrange. Il semblait parler avec le nez, mais la sonorité était celle d’un chant d’oiseau : « Nous sommes ici depuis ce matin mais nous ne nous souvenons pas d’être venus, continua le grand. Je suppose que toi non plus. - Non, effectivement. - Je pense que les dieux ont tracé notre chemin, dit le petit. Au fait, je suis Amar Mrigesh, de Mohabat. - Hiro, d’Ohonu. - Et moi Shinobi. » Shinobi prit le soin de taire ses origines. Il semblait ne pas vouloir les faire connaître à ces deux inconnus, ce qui augmentait le mystère qui régnait autour de lui. Les portes du palais s’ouvrirent, et des gardes firent entrer les trois voyageurs de l’autre côté des lourdes planches de bois, décorées de sculptures de guerriers. Hiro se demanda s’il ne faisait pas une erreur, encore. Shinobi suivit les gardes et les deux étrangers à l’intérieur du palais. Ils furent conduits dans la salle du trône, une salle au très haut plafond. Elle était entourée de douze statues représentant les dieux, mais Shinobi ne les reconnut pas tous, ses connaissances du Poojar étant limitées. Au fond de la salle, sur une estrade de pierre, un homme vêtu de robes de soie rouge et or, à la noble stature, était assis sur un trône massif incrusté de boiseries vernies et de pierres précieuses. Les trois étrangers s’inclinèrent en signe de respect, et le seigneur, Frère Aman, prit la parole : « Mes chers amis, vous ne pouviez mieux tomber ! Le ton qu’il employa ne correspondait pas à son rang, quelque chose dans sa voix indiquait un grand soulagement. Qui aurait pu savoir que les seuls volontaires seraient étrangers à Daarjing, si ce n’est Asmald lui-même ? Bien, ne perdons pas de temps, je vous expose le problème. Tous les sujets de la province sont au courant, et c’est peut-être ce qui me vaut de n’avoir aucun volontaire, je marie ma fille Karisma à Lord Jameston, le seigneur de Théodora. Vous devez certainement savoir que, de tous les royaumes indépendants du Sardesh, La Colonie est le plus puissant. C’est pourquoi cette union me donne le surnom de traître au Conseil de la Confrérie. » Shinobi avait vaguement entendu parler de La Colonie, une contrée située au Voo du désert de Sardesh et où se seraient installés des hommes venus d’une contrée très lointaine, par delà les mers. Cette union lui sembla a lui aussi suspecte car, d’après ses connaissances politiques, la Confrérie entretenait très peu de rapports avec les royaumes indépendants, surtout ceux du Voo, considérés comme des ennemis, et encore moins avec La Colonie qui représente le plus grand danger. Frère Aman continua : « Il est vrai que s’il s’agissait de la fille d’un autre Frère, je me poserai moi aussi des questions. Mais dans le cas présent, c’est après mûre réflexion que j’ai donné mon accord, car ce mariage n’est motivé que par l’amour de ma fille pour Lord Jameston. Seulement, le Conseil a peur. (Il marqua une courte pause, puis reprit sur un ton plus solennel.) Votre mission consiste à mener une enquête visant à prouver au Conseil qu’il n’y a aucune trahison de ma part et que cette union ne peut qu’être bénéfique pour la Confrérie. Pour vous aider, je vous conseille de parler tout d’abord à ma fille, qui vous ouvrira son coeur, puis de rapporter ses paroles à Sœur Rana, à Mohabat. Elle est experte en la matière et aura les sentiments de ma fille pour preuve. Pour les autres Frères, vous devrez trouver par vous-même un moyen de les convaincre. » Frère Aman se préparait à leur donner congé, mais au lieu de cela, il observa les trois étrangers. Il se leva, fit quelques pas jusqu’au bord de l’estrade, les regardant de haut. Il fit un geste de la main, et un serviteur s’avança vers lui en trottinant, portant un petit coffre. Le seigneur dit : « Vous me semblez bien pauvres pour un tel voyage, alors je vous donne une avance sur votre récompense. » Il ouvrit le petit coffre et en sortit trois bourses. Il en tendit une à chacun des étrangers, qui s’inclinèrent tour à tour en recevant leur petit trésor. « Allez, et que les dieux soient avec vous ! » Un garde sortit d’un recoin de la salle : « Suivez-moi ! » Amar attacha rapidement la petite bourse à sa ceinture, salua le seigneur une dernière fois puis emboîta le pas au soldat, suivi de ses nouveaux compagnons. Un sourire se dessinait sur ses lèvres, il était fier de participer à une grande mission, celle de sauver l’honneur d’un grand seigneur, un Frère. Et il était heureux que cette mission le ramène chez lui, à Mohabat, la cité au bord du lac qu’il avait quitté précipitamment. Hiro resta perplexe. Pourquoi cet homme souhaitait-il marier sa fille à un ennemi ? Ne pouvait-il pas lui faire entendre raison ? Il se dit une fois de plus qu’il ne comprendrait peut-être jamais les humains. Après avoir traversé de nombreux couloirs et monté plusieurs larges escaliers de marbres, le garde les arrêta devant une grande porte de bois décorée de gravures florales : « C’est ici. Les appartements de la Princesse Karisma. (Il frappa à la porte.) Altesse, vous avez des visiteurs. » Après un long silence, une voix douce mais autoritaire se fit entendre, venant de l’intérieur de la pièce : « Renvoie-les, Niresh, je ne souhaite recevoir personne ! - Altesse, c’est votre père qui les envoie. - Je n’ai que faire des volontés de mon père maintenant. Je suis fatiguée, dis-leur de revenir demain. Et n’insiste plus, c’est un ordre ! » Forcé d’obéir à sa maîtresse, le garde se tourna alors vers les trois étrangers : « Bien, vous avez entendu, je vais devoir vous raccompagner hors du palais. - Quoi ? C’est tout ? demanda Hiro, intrigué. - J’ai reçu ordre de ne pas insister, répondit Niresh, froidement. Maintenant suivez-moi. Vous serez rappelés demain. » Les portes se refermèrent derrières les visiteurs sortis du palais. Shinobi put enfin ouvrir sa bourse et regarder son contenu : « Ce n’est pas demain que nous serons riches ! » Il était déçu. La bourse était lourde mais ne contenait que des pièces d’argent, juste assez pour s’acheter des vêtements neufs et les armes nécessaires à leur long voyage, pour chasser et se défendre. « Oui, dit Hiro, nous allons devoir faire des économies. - Ou plutôt trouver du travail, quelque chose qui paye, conseilla Shinobi. Faites-moi confiance, tous les deux, c’est pas le travail qui doit manquer par ici. Allons nous acheter notre équipement et soyons attentifs, je suis sûr que nous trouverons quelque chose. - Comment peux-tu en être si sûr, Shinobi ? le questionna Amar. - J’ai l’habitude de faire ça. - Tu es mercenaire ? s’intéressa Hiro. » Shinobi ne répondit pas. « - Alors tu es guerrier, un singh (Amar se plaça devant lui pour lui couper la route.) - Plus depuis la fin de la guerre. - Quelle guerre ? (Amar était décidé à en apprendre davantage.) - Ma guerre. - Mais d’où viens-tu ? - De chez-moi. Maintenant laisse-moi passez, j’ai des courses à faire. » Shinobi écarta Amar de ses grands bras et descendit d’un pas rapide l’avenue en direction de la place. Hiro le regarda partir et, instinctivement, lança, dans la langue des esprits : « Il nous cache trop de choses. - Je ne pense pas que cela puisse nous nuire. (Amar regarda Hiro avec un grand sourire.) Nous découvrirons bientôt son secret. » Les deux semi esprits se reconnurent. Ils seront le ciment de leur groupe, car la confiance règnera entre eux. Les semi esprits étaient peu nombreux dans ce monde, enfants bâtards d’un esprit et d’une humaine. Le fait que deux d’entre eux aient été choisis par les dieux pour cette mission signifiait qu’elle était de la plus haute importance. Ils le savaient et feraient en sorte de réussir, quel qu’en soit le prix, car cela dépassait l’honneur d’un seigneur. De leur réussite dépendra le sort de la Confrérie, peut-être même du tout Sardesh… Hiro entra dans une taverne. Elle était presque vide, à cette heure de la journée. Les deux seuls clients n’avaient pas vraiment l’air fréquentable. Derrière le bar, Hiro aperçut une affichette. Un dessin semblant fait par un enfant représentait vaguement le visage d’un homme aux cheveux longs et à la grande moustache. En dessous, dans des caractères fatigués était écrit : On recherche Mangal Tatesh Mort ou Vif Récompense Hiro sortit de la taverne sans avoir étanché sa soif. Il se dirigea vers la boutique du tailleur où il avait quitté ses compagnons. Il entra brusquement : « J’ai trouvé quelque chose ! (il se retourna et arracha l’affichette colée sur l’intérieur de la porte) Regardez. - Récompense. C’est un peu vague, grogna Shinobi. - Ne fais pas ton difficile, ce sera déjà mieux que rien, non ? » Shinobi haussa les épaules, puis continua son essayage. Amar prit l’affichette des mains de Hiro et s’approcha du tailleur. Il lui montra le portrait : « Qui est cet homme ? - Mangal ? C’était un prisonnier. Il s’est échappé des geôles du palais hier, à ce qu’on raconte. - Pourquoi était-il prisonnier ? - Je ne sais pas, mais je m’intéresse peu aux ragots. Allez donc demander à un tavernier, ces gens là sont au courant de tout. - Merci. » Dans cette langue qu’eux seuls pouvaient comprendre, Hiro s’adressa à Amar : « Je viens d’une taverne, je n’ai même pas pensé à demander. - Nous irons ensemble. (A Shinobi, dans la langue commune de la Confrérie ) : Tu as fini ? - Je suis prêt, nous pouvons y aller. » Ils traversèrent la place et passèrent devant la boutique du vendeur d’épices, dont les parfums emplissaient l’air de la rue. Le bruit de leur entrée dans la taverne fit sursauter un des clients qui tomba de son siège. Amar et Hiro réprimèrent leur rire, alors que Shinobi laissa échapper quelques piaillements. Ayant attiré l’attention du tavernier, Shinobi prit la parole : « Sais-tu pourquoi cet homme était emprisonné ? - Vous allez boire quelque chose ? » Le tavernier semblait avoir des réponses, mais ne les donnerait pas s’il n’avait rien à gagner. Shinobi, intrigué par sa froideur, mit un petit temps à répondre : « Euh… Oui, une bière - Vous avez du tchae ? demanda Hiro. » Le tavernier acquiesce d’un hochement de tête. « Un verre de lait, pour moi, dit Amar, sur un ton fier. » Après s’être rafraîchi le gosier, Shinobi reprit ses questions : « Sais-tu quelque chose ? - Oui, je sais beaucoup de choses. (Il alluma un feu et commença à faire chauffer de l’eau.) Je vois bien que vous êtes des étrangers. Le Frère Aman à dû chercher loin pour trouver des volontaires à sa « mission ». - Personne n’est venu nous chercher, nous étions là par hasard. - Oui, bien sûr. (Son sourire ironique mit Hiro mal à l’aise.) Enfin, comme je vois que vous souhaitez aider notre seigneur, je vous aiderai aussi. (Il versa l’eau chaude dans une petite théière où il avait préalablement déposé les feuilles de tchae.) D’après les commérages de mes clients d’hier soir, il semblerait que Mangal se soit rendu coupable d’avoir tué une vache. - Pourquoi était-il en prison ? Tuer un animal sacré mérite la peine de mort. » Hiro ne comprenait pas. La sanction de cet homme aurait dû lui être appliquée dès sa capture. Mais on l’avait gardé en vie, on lui avait permis de s’enfuir. Les hommes sont vraiment étranges. « Frère Aman, notre seigneur, a décidé que les circonstances ne justifiaient pas la peine de mort. Il l’a puni de dix années d’enfermement. - Alors, quelles étaient les circonstances ? - Je ne les connais pas. Je ne peux pas vous en dire plus. » Shinobi reprit la parole : « Tu sembles avoir connu ce Mangal. Peux-tu nous dire où le trouver et nous aider à le ramener vivant ? - Oui, en effet, je le connais. Plusieurs groupes de mercenaires sont partis à sa recherche. J’ai donné de mauvaises instructions à ceux qui se sont adressés à moi. Ils l’auraient tué pour limiter les risques qu’il s’échappe à nouveau. (Silence…) Très bien, je vais vous dire où le trouver, mais si vous ne le ramenez pas vivant, je vous le ferai payer. - Cela me semble honnête. - Il se dirige certainement vers le monastère de Votale. Il est faible, vous devriez le trouverez sur la route. - Merci. Nous ramènerons ton ami en vie. » Shinobi termina sa bière, la déposa sur le bar puis sortit de la taverne. Amar le suivit, ainsi que Hiro qui n’avait même pas bu son tchae. Shinobi marchait à grands pas. Le soleil était encore haut, et il était décidé à attraper le fugitif avant d’être à nouveau appelé au palais. Hiro le rattrapa en courant : « Tu as l’intension de partir à sa recherche maintenant ? - Oui. Veux-tu m’accompagner ou me laisser toute la récompense ? - Je viens. (Il jetta un regard vers Amar ) : Nous venons. Mais ne devrions-nous pas être armés ? - Amar a son lathi, il doit être Muni, il retrouvera ses amis au monastère. J’ai acheté une choora, et un khanjarli comme le tien. Cela devrait nous suffire, pour l’instant. » Shinobi est si sûr de lui. Il avait découvert qu’Amar était un moine et que son bâton était une arme. Il avait aussi découvert l’aigushi que Hiro avait caché sous ses vêtements, bien qu’il l’ait nommé en Pandavi, la langue commune. Mais ce qui était le plus impressionnant, c’est qu’il ait pu dissimuler son épée. Mis en confiance par l’expérience apparente du guerrier, Hiro resserra son sac en bandoulière et avança d’un pas décidé vers la porte Pee de la ville, sur la route de Votale, à la recherche du hors la loi. Hors de l’enceinte de la ville, Hiro pu enfin observer le paysage de cette contrée étrangère. La route en terre, creusée des sillons des roues de charrettes, coupait en ligne droite les hauts plateaux recouverts de champs multicolores. Les arbres étaient rares et souvent solitaires. Au loin, le soleil se couchait sur une petite chaîne de hautes montagnes, aux couleurs brunes intenses, dont l’un des sommets était recouvert de neiges éternelles. Elles n’avaient rien de l’imposante chaîne de Maalhadiya au pied de laquelle Hiro avait grandi, mais en les regardant, son cœur s’emplit de nostalgie. Il pensa à ses parents, à sa ferme. Le regard de Shinobi sur les montagnes ressemblait à celui de Hiro, mais sa nostalgie était moins intense. Son histoire avec ces montagnes était remarquable, mais sa nature restait un mystère. Amar, quand à lui, semblait impressionné. Jamais il ne s’était trouvé aussi proche de ces immenses masses rocheuses. Son regard était celui d’un enfant, émerveillé. La nuit tomba. Le petit groupe décida de faire une halte et de chercher l’hospitalité dans une des nombreuses fermes qui bordaient la route. Dans un noir total, les trois compagnons arrivèrent devant la porte de la petite ferme. Ils se regardèrent, hésitants. Hiro se décida et frappa à la porte. Après une brève attente, de forts bruits de pas se firent entendre à l’intérieur, et la porte s’ouvrit brusquement. Un homme immense, mal rasé, à la peau très sombre et à la stature imposante se tenaint dans l’ouverture. Il jetta un regard plein de suspicion sur les trois voyageurs : « Qu’est-ce que c’est ? » Hiro répondit, impressionné et hésitant : « Euh… Namaste, bon fermier, euh… Nous sommes de braves voyageurs et nous cherchons l’hospitalité pour la nuit. - C’est tout ? » Le fermier beuglait plus qu’il ne parlait et rendit Hiro encore plus confus. « Nous vous paierons. - Quoi ? Vous m’insultez ? - Mais non… » Le fermier lança à Hiro un regard foudroyant à le faire trembler, puis relèva la tête avec un sourire et fit un pas en arrière, libérant en partie l’encadrement de la porte. Hiro regarda ses camarades, satisfait, puis entreprit d’entrer. Avant qu’il n’ait pu mettre un pied sur le parquet, le poing massif du fermier s’abattit sur le haut de son crâne et il s’écroula sur le sol. Shinobi et Amar regardèrent le fermier, effrayés. Il leur lança : « Prenez la grange. Et que je ne vous revoie pas après l’aube ! » Le fermier referma la porte violemment, repoussant les pieds de Hiro encore dans l’encadrement. Shinobi et Amar entreprirent de le soulever jusqu’à la grange, à vingt mètres de là. Ils le déposèrent sur la paille, encore sonné, s’allongèrent et s’endormirent sans prononcer un mot, toujours impressionnés par cet étrange fermier. Hiro ouvrit les yeux au chant du coq. Il observa la grange et se demanda comment il était arrivé là, n’ayant aucun souvenir depuis le pas de la porte. Il réveilla ses compagnons qui s’empressèrent de prendre leurs affaires et quitter la ferme comme des voleurs. Ils atteignirent rapidement la route qu’ils avaient quitté la veille au soir et ses compagnons répondirent enfin aux questions de Hiro quand à la nuit précédente. Alors que leurs rires brisaient le silence matinal, ils aperçurent un homme assis au bord de la route. Ils s’approchèrent lentement. L’homme était vêtu de haillons, il était sale et dégageait une odeur désagréable. Il était en train de manger une pomme, la découpant avec un vieux khanjarli rouillé, le jus collant se répandant sur sa barbe. L’homme tourna la tête vers eux et les salua : « Namaste ! - Namaste ! » répondirent en chœur les voyageurs en passant devant lui. Une fois qu’ils l’eurent dépassé de dix mètres, une intuition passa en un éclair dans l’esprit de Hiro : et si cet homme était celui que nous recherchons ? Il attrapa les bras de ses compagnons et se retourna vers l’homme. Ce dernier regardait déjà dans leur direction, et comme s’il s’y était préparé, il se leva d’un bond en croisant le regard de Hiro et se mit à courir à travers le champ de moutarde. Amar et Hiro restèrent cloués sur place un instant, alors que Shinobi s’élança à la poursuite du fugitif. Mangal Tatesh courait vite et avait dix mètres d’avance, mais Shinobi était plus rapide, grâce à ses grandes enjambées. Tatesh regarda furtivement par-dessus son épaule et comprit qu’il perdait du terrain. Il se mit à courir en zig-zag pour éviter les coups de choora du guerrier. Voyant qu’il aurait du mal à le toucher, Shinobi rangea son arme, regagna un peu de terrain et se jeta sur le fuyard. Ils s’écroula au sol avec lui, mais le temps de se relever, il ne put esquiver le coup de khanjarli de son adversaire qui lui entailla la joue. Il répliqua d’un coup de poing en pleine face et son adversaire recula. Shinobi avait pu gagner le temps nécessaire à Amar d’arriver. Le muni lâcha son lathi dans les mains de Hiro et entra en lutte avec le fugitif. Il le désarma et l’immobilisa en lui serrant les bras dans le dos. Shinobi le frappa alors de toutes ses forces et l’homme cessa de se débattre. Il sortit une petite corde de son sac et l’attacha. « Et bien, mes amis, c’était du bon travail ! - Oui, répondit Amar, on va pouvoir le ramener vivant. (Il retourna vers Hiro et récupéra son lathi.) Merci ! - J’ai fait de mon mieux. - Ne te sens pas inutile, lui dit Shinobi, sans toi nous aurions continué notre route sans lui prêter attention. - Mais je ne me sens pas inutile, dit-il d’un ton vexé. - Bien, dit Shinobi, retournons à la ville récupérer la récompense. » Il mit une claque à Tatesh pour le réveiller, lui fit signe de se taire et le petit groupe quitta le champ de moutarde pour reprendre la route de Daarjing. En arrivant près des portes de la ville, les trois compagnons et leur captif se firent escorter par les gardes portant le rouge et or de la cité. Dans les rues, le peuple s’arrêtait pour les regarder, ces étrangers qui venaient se mêler des affaires de la province. Ils furent conduits jusqu’au palais, dans la grande salle du trône où le Frère Aman les félicita de façon très formelle. Il envoya Tatesh au cachot et leur donna une nouvelle bourse de pièces d’argent à chacun comme récompense. Alors que le seigneur appelait un conseiller lui apportant un parchemin, retournant à ses affaires et incitant ainsi ses invités à quitter le palais, Hiro se risqua à poser une question : « Qu’en est-il de la Princesse Karisma, mon seigneur ? - Ah ! Ma fille est toujours enfermée dans ses appartements depuis hier. Elle a refusé de manger et de parler à qui que ce soit. Restez donc en ville quelques temps, je vous ferai savoir quand elle sera disposée à parler. - Bien, mon seigneur.» Ils sortirent. Silencieux, réfléchissant à ce qu’ils allaient faire maintenant, les trois compagnons marchaient dans la ville, se laissant porter par leurs pas. Après avoir fait le tour de la ville, en passant par la petite place du puit, le quartier des entrepôts et le quartier pauvre, arrivant devant l’imposant dôme du temple d’Asmald, à deux pas du palais, Amar rompit le silence : « Il doit être midi. Si nous allions manger ? » Shinodi et Hiro acquiescèrent en chœur. Ils descendirent la large rue jusqu’à la grande place et entrèrent dans l’auberge de La Pleine Lune, juste derrière l’école et la bibliothèque. La salle à manger était pleine, car La Pleine Lune était la seule auberge de la ville. Une petite table se libéra près de l’entrée. Les trois étrangers s’installèrent, commandèrent à la triste serveuse et restèrent silencieux. Le regard d’Amar resta fixé sur Shinobi, comme s’il essayait de lire en lui. Shinobi feint de ne pas le remarquer. Quand la serveuse revint avec leur déjeuner et que Hiro s’empressa de dévorer son porc rôti, Amar se décida à parler : « Vas-tu enfin nous dire qui tu es, Shinobi ? - Pourquoi ? Qu’est-ce que mon identité t’apportera ? - Je veux savoir avec qui je fais équipe. Je pense qu’il en est de même pour Hiro. - Je ne suis ni un voleur ni un malfrat. Je suis Shinobi, guerrier. - Mais d’où viens-tu, singh ? Quel est ton passé ? - Il est préférable que vous n’en sachiez pas plus, surtout ici. » Hiro entra dans la conversation : « Tu peux nous faire confiance, nous sommes une équipe. » Shinobi observa un moment ses camarades, droit dans les yeux. Il prit une grande inspiration, puis : « Très bien, mais cela reste entre nous. Je viens des Terres au Pee des Montagnes Brunes. - Les Terres Hengeyokaï ! s’exclama Amar. Alors tu es… - Je suis Hengeyokaï, je ne suis pas Humain. J’ai quitté mon pays quand la guerre a cessé, car je suis un guerrier et ces terres sont maintenant trop calmes. - De quelle guerre parles-tu ? demanda Hiro. - Depuis la création de la Confrérie et des Terres Hengeyokaï et la fin de la guerre avec Omana, les guerriers de mon peuple n’ont plus eu de raison d’être. Certains se sont reconvertis à d’autres professions, mais la plupart ne connaissaient que la guerre. Ils ont quitté les Terres blanches pour s’engager comme mercenaires un peu partout, ou sont restés et ont formé une communauté de guerriers. Cette communauté s’est installée juste au Pee des Montagnes Brunes et a revendiqué les montagnes ainsi que les terres plus au Voo, celles de la Province de Daarjing. Pendant de longues années, ils ont assailli Kuchnei, ce qui explique que la ville soit encore fortifiée. - Mais pourquoi le Seigneur des Terres Hengeyokaï n’as rien fait pour empêcher cette guerre, et pourquoi la Confrérie ne s’en est pas mêlée ? - Les Terres Hengeyokaï n’ont pas de seigneur. Nous vivons en communautés qui ont chacune leurs coutumes, leurs lois. Il n’y a que très peu de villes ou villages car nous ne vivons sous forme humaine que pour le commerce ou pour nous fondre à la population. Ma communauté agissait seule et sans aucun soutien d’aucune sorte. J’étais encore bien jeune quand tous les anciens sont morts et que la guerre a cessé. Ceux qui en ont repris la tête étaient des têtes brûlées, j’ai donc préféré partir. - Et c’est comme ça que tu t’es retrouvé ici ? demanda Hiro. - Non. Je suis parti vers le Naar. Je suis allé quelques temps à Omana, en Terre Libre, puis je suis entré dans la Confrérie en restant dans les terres sauvages, au Pee de Subar. J’ai toujours aimé les terres froides. » Amar, qui était resté silencieux tout ce temps, reprit la parole : « Alors tout comme nous tu ignores comment tu t’es retrouvé ici. - Oui, en effet. - Cela reste bien étrange… - Mon identité te pose t’elle un problème, moine ? - Non, mon ami, pas le moins du monde. Mangeons ! » A la fin de leur repas, un homme entra dans l’auberge, épuisé. Il fut chaleureusement accueilli par toute une tablée. Au milieu du bruit de fond de la salle, Amar perçût quelques paroles et sourit. En sortant, il dit à ses compagnons : « Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai pas l’intention de moisir dans cette ville en attendant le bon vouloir d’une princesse pleurnicharde. J’irais bien faire un tour dans ce monastère, à Votale. - Votale ! C’est au moins à une journée de marche ! rétorqua Shinobi. - Et nous avons dit au Seigneur Aman que nous resterions ici, ajouta Hiro. - Peut-être bien, mais nous nous sommes engagés dans une aventure pour le moins ridicule. Et pour une fois que je voyage un peu, j’aimerai vraiment visiter ce monastère. Nous serons de retour dans deux jours, je ne pense pas que la princesse aura changé d’avis d’ici là. - Tu as raison, dit Shinonbi, cette mission d’Aman est vraiment ridicule, une femme de chambre pourrait l’accomplir. Si je peux m’éloigner un temps soit peu de cette ville où il ne se passe rien, je t’accompagne à ton monastère. Et toi, Hiro, tu viens ou tu restes ? - Je viens aussi. C’est vrai qu’il n’y a rien à faire ici. » Les voyageurs achetèrent quelques provisions puis reprirent la route de Votale en tout début d’après-midi. Au couché du Soleil, le son de l’eau se fit entendre. Ils arrivèrent à un pont au dessus d’une petite rivière. Il y avait quelques arbres sur leur rive, mais comme un petit bosquet sur la rive opposée, qui leur offrirait un meilleur abri pour la nuit. Alors que les voyageurs s’apprêtèrent à entrer sur le pont, deux silhouettes sortirent de derrière les arbres. C’étaient de petits humanoïdes dont seuls les yeux jaunes brillaient dans la nuit, ainsi que les lames de leurs khanjarlis. Hiro évita le premier coup et sortit son arme. Surpris, il ne chercha pas à attaquer, il se contenta de se défendre. Shinobi se lança sur le pont, et deux autres ennemis lui barrèrent la route. Il chargea. Amar, lui, recula et maintient son assaillant à distance à l’aide de son bâton. Des coups furent parés et le fracas des armes s’éleva dans la nuit. De nouvelles silhouettes s’ajoutèrent à la bataille, sortant de leur cachette. Maintenant à un contre trois, dans le noir, Shinobi était en mauvaise posture. Une lame lui entailla la jambe et il tomba sur le genou. Il répliqua d’un coup de taille de toutes ses forces et trancha la tête d’un adversaire, car ceux-ci ne mesuraient pas plus d’un mètre quinze. Le corps sans vie tomba à l’eau, mais une autre lame s’enfonça dans son épaule, profitant d’une ouverture. Le guerrier visa les yeux lumineux et envoya un puissant coup de coude en plein milieu. Il se releva brusquement et cria : « Repliez-vous ! » En entendant cet appel, Hiro se tourna vers ses compagnons. Cette seconde d’inattention permis à son adversaire de placer un coup qui lui entailla le flanc. Hiro poussa un cri de douleur et se retourna juste à temps pour parer le coup suivant. Le combat étant très rapproché, les coups s’enchaînèrent rapidement. Le fermier n’était pas encore assez vif et un autre coup le toucha. Tant bien que mal, il essaya maintenant de se défaire de son adversaire et de rejoindre Amar en reculant. Shinobi, qui venait de crier, tourna le dos à ses assaillants et se mit à courir vers ses compagnons. Quelque chose siffla près de son oreille, et il vit un khanjarli s’écraser au sol quelques mètres devant lui. Quand ses compagnons l’eurent rejoint, Amar leur fit signe de reculer alors qu’il maintenait toujours les créatures à une distance raisonnable. Jugeant ses amis en sécurité, il frappa un ultime coup et prît la fuite avec eux, dans la nuit. Dix minutes plus tard, les aventuriers blessés et épuisés s’arrêtèrent. Hiro se laissa tomber au sol, dans la poussière. « Qu’es-ce que c’était ? demanda t’il. - Des gobelins, répondit Shinobi. Il n’y en a pas dans tes montagnes ? - Je n’en ai jamais vu. - Penses-tu que nous soyons en sécurité ici ? s’inquiéta Amar. - Oui. Il me semble qu’ils tiennent le pont. C’est le meilleur endroit pour s’attaquer aux voyageurs. Cela explique que l’on ne croise personne en provenance du monastère. - Alors, qu’allons-nous faire ? demanda Hiro. - Je dirais nous soigner, nous reposer, et continuer notre route. - Pour Votale ? - Oui. Shinobi s’adressa à Amar. C’est bien là que tu veux aller, moine ? Amar sourit : - Tout à fait ! » Hiro observa ses compagnons un bref instant, puis lu dans leurs regards. « Vous le saviez ! Tous les deux ! Et vous ne m’avez rien dit ! - Nous pensions arriver au pont à l’aube, nous avons marché trop vite, répondit Amar. - Mais j’aurais pu me faire tuer ! - Et tu es bien vivant, lui lança Shinobi. Oublions cela et dormons. Demain il nous faudra passer ce pont. » Ils s’écartèrent de la route et s’allongèrent dans un fossé, au bord d’un champ. Avant de s’endormir, Hiro chuchota dans la langue des esprits : « Je croyais que nous étions amis… » Aux premières lueurs de l’aube, Hiro et Amar furent violemment réveillés par Shinobi. Il inspecta l’état de leurs blessures. Elles étaient en réalité assez superficielles car les armes des gobelins étaient de petite taille. Shinobi sourit, leur donna un fruit à chacun et leur fit signe de se lever. Il inspecta leurs armes comme ferait un commandant d’armée, sans un mot, puis posa la main sur l’épaule de Hiro : « Tu es prêt ? - Je suis prêt, cette fois-ci. » Le groupe se mit en marche. Ils arrivèrent de nouveau au pont, mais cette fois il faisait jour. Ils purent aisément deviner tout arbre ou buisson pouvant servir d’embuscade. Ils avancèrent lentement, prudemment. Tout comme la nuit précédente, on n’entendait que le bruit de l’eau au milieu du silence. Il n’y avait pas de vent et aucun oiseau dans le ciel. Ils avancèrent toujours, le regard fixé vers les arbres d’où avaient surgit les créatures la nuit passée. Rien. Ils s’engagèrent sur le pont quand soudain une voix s’éleva. Ce n’est pas une voix humaine, il semblait clair qu’elle appartenait à un gobelin. Les mots étaient étranges et répétés en rythme. Les voyageurs s’arrêtèrent. Une lumière jaune s’éleva de derrière le plus grand arbre de la rive opposée, puis des plus petites un peu partout derrière les buissons. Amar observa, fasciné. Puis l’incantation s’arrêta et des petites têtes verdâtres aux yeux jaunes sortirent de leurs cachettes, une pour chaque lumière apparue : une douzaine sembla t-il. Shinobi s’élança sur le pont, suivi de près par Hiro, alors qu’Amar recula lentement. Il se jeta à terre derrière les broussailles le long de la rive et se mit à ramper. Le fracas des armes retenti à nouveau sur le pont, accompagné de cris de guerres. Amar, toujours au sol, passa la tête au travers des broussailles et observa l’autre rive : rien. Le combat se déroulait sur le pont entre ses compagnons et trois des créatures vertes aux dents longues. Lentement, Amar se laissa glisser dans l’eau. Sur le pont le combat devint plus violent. Les gobelins paraient les coups à l’aide de rondaches de bois, et Hiro ne parvint pas à les contourner avec son aigushi, une épée comme celle de Shinobi lui serait plus utile que cette dague. En effet, Shinobi avait déjà fait une victime la nuit passée et mit à terre un deuxième adversaire, mais un autre prit immédiatement sa place. Une seconde incantation, semblable à la première s’éleva au dessus du vacarme. Une lumière jaune vint entourer les gobelins qui se mirent à attaquer plus vigoureusement. Hiro se fit toucher à nouveau et sa réplique vint s’écraser contre le bouclier de bois. Son adversaire poussa et Hiro se vit contraint de reculer. C’est alors que le son d’une masse tombant à l’eau se fit entendre. Shinobi leva les yeux vers la rivière et vit un gobelin se noyer en se débattant. Amar arriva sur l’autre rive, prenant les gobelins à revers. La pression opposée à Hiro et Shinobi sur le pont se relâcha alors que les créatures se ruèrent sur Amar. Hiro et Shinobi échangèrent un regard puis reprirent le combat avec rage. Hiro para le coup de son adversaire puis s’appuya de toutes ses forces sur son bouclier. La créature tomba au sol et Hiro lui planta son arme en plein cœur. Sans hésiter il le piétina et attaqua l’ennemi suivant. Shinobi se fraya un passage sur la rive et tenta de venir en aide à Amar, sur qui les gobelins envoyaient leurs armes, ne pouvant l’atteindre à cause de la portée de son bâton. Hiro arriva lui aussi à passer le pont, mais les gobelins étaient encore trop nombreux. A nouveau blessés, les trois compagnons se virent contraints de prendre la fuite, mais cette fois en direction de Votale… La route de Votale s’élevait à flanc de montagne. Après une petite heure de marche, les voyageurs purent observer le haut plateau de Daarjing, la petite cité fortifiée et son palais levés fièrement au dessus des champs de moutarde, entourés de multiples fermes. La grande route partant depuis la cité vers le Naar se découpait dans le paysage, un léger nuage de poussière par-ci par-là témoignant du passage des charrettes de marchands. Au centre du plateau on pouvait apercevoir la ville de Lumi que la route traversait comme un fleuve et les nombreux domaines de nobles commerçant le tchae dans la région. Les heures se suivirent et la route montait, encore et encore. En toute fin de matinée, après un dernier détour de la route, contournant un rocher, Shinobi s’exclama à la vue d’une habitation : « Nous sommes arrivés. Votale ! » Quelques petites habitations, de la taille de cabanes, étaient accrochées à flanc de montagne, certaines semblaient être de petits commerces. Au bout de la route s’élevait un mur de pierre aux immenses portes de fer ornées de symboles sacrés. Au centre des portes était gravé le Soleil de Tsahami, le dieu de la Sagesse et de la Protection, principalement vénéré par les kshatriyas, les guerriers nobles. Deux gardes portant le rouge et or de Daarjing se tenaient de chaque côté de la porte. Amar s’avança joyeusement vers eux. Les gardes restèrent à leur poste. Amar s’attendait à ce qu’ils lui ouvrent sans dire un mot, mais au vu de leur réaction, il s’adressa à l’un d’entre eux : « Je désire entrer dans le monastère. Je suis Muni. - Vous ne pouvez pas entrer. Les portes restent fermées. On s’attend à une offensive gobeline, les caravanes de Daarjing n’arrivent plus jusqu’à nous. » A ces mots, Shinobi s’avança le sourire aux lèvres : « Il n’y aura pas d’offensive. Nous venons de Daarjing. Il n’y a qu’un petit groupe qui coupe le passage du pont. - L’avez-vous détruit, ce petit groupe ? demanda le garde. - Non, comme vous le voyez, nous sommes blessés et ils ont un lanceur de sorts avec eux. Mais nous ne sommes que trois et nous sommes bien là. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Pouvons-nous entrer, nous sommes fatigués ? - Je suis désolé, l’entrée est réservée aux moines de Tsahami. Mais peut-être que si vous libérez la route des gobelins, les moines vous honoreront de leur hospitalité. - Si nous devons nous battre à nouveau, pouvons-nous au moins être soignés ? demanda Hiro, inquiet. » Le garde acquiesça. Il souleva son tabard et détacha de sa ceinture deux petites fioles contenant un liquide rouge. Il se tourna vers l’autre garde et lui fit un signe. Ce dernier lui remit deux fioles identiques. Le garde les donna aux voyageurs et dit : « Les prêtres d’Asmald préparent ces potions. Elles vous guériront quelque peu. Mais faites en sorte de dégager la route pour que les caravanes nous en rapportent, il ne nous en reste que très peu pour défendre le monastère. - Merci, dit Shinobi. Nous reviendrons avec une preuve de notre réussite. - Bonne chance, que Shokti soit avec vous ! » Les trois compagnons traversèrent à nouveau le village et redescendirent la route jusqu’au pont pour affronter pour la troisième fois le petit groupe de gobelins. Ils auraient en effet besoin de l’aide de la déesse de la chance. La descente fut rapide et moins fatigante. Ils arrivèrent en vue du pont bien avant le coucher du soleil. Ils se répartirent les fioles : une pour Amar, une pour Shinobi et deux pour Hiro, puis ils se mirent d’accord sur la stratégie d’attaque. Hiro s’avança lentement, silencieusement vers un bosquet près du grand arbre derrière lequel se cachait le magicien au matin. Il l’aperçut dans sa robe rouge, se reposant dans un creux des racines, protégé par trois gardes du corps. Hiro fit signe à ses camarades. De l’autre côté de la route, Amar et Shinobi se cachèrent derrière un buisson et observèrent les trois derniers gobelins, préparés pour une embuscade contre des voyageurs venus de Daarjing. Amar reçut le signal de Hiro et dit à Shinobi : « Je m’occupe de ces trois là. Hiro aura besoin d’aide de son côté, ils sont plus nombreux. - Très bien, dit Shinobi. Quand je me lèverai je serai la proie de toutes les attaques. Reste caché un moment, laisse leur le temps de croire que je suis seul, puis prend-les par surprise. » Amar acquiesça puis fit signe à Hiro d’attendre. C’est alors que Shinobi se leva. Il se tint bien droit, et sorti son épée, puis s’avança en marchant calmement vers le grand arbre. Les gobelins, surpris, poussèrent des cris et se ruèrent sur lui. Le chaman se réveilla en sursaut. Troublé par cette immense silhouette vengeresse s’avançant vers lui d’un pas sûr, il perdit l’opportunité d’incanter avant qu’Hiro ne se jette sur lui. De son côté, Amar vit trois adversaires hésiter à attaquer Shinobi. Il mit à profit cette hésitation pour surgir hors du buisson et frapper un grand coup. Deux créatures vertes qui se retrouvèrent dans l’eau de la rivière suite à cette attaque surprise. Le troisième gobelin tenta de s’enfuir mais Amar lui courut après. Shinobi taillait dans le vif. Un gobelin était déjà au sol, le crâne fendu alors qu’un cri rententit lorsque la lame du guerrier trancha le bras d’un autre. Il l’égorgea pour le faire taire puis s’attaqua à son dernier adversaire. Il prit le temps de parer chacun des coups de la petite créature puis, à la première ouverture, l’embrocha sur sa lame. Le chaman ne savait pas se battre au corps à corps, son khanjarli ne lui était d’aucune utilité. Quand Shinobi retira son épée du corps tombé au sol, il releva la tête sur Hiro qui venait tout juste d’enfoncer son arme dans le cœur du gobelin en robe rouge. Les deux amis échangèrent un sourire. Amar les rejoignit auprès du grand arbre. Ils se regardèrent sans un mot. Ils n’avaient même pas eu besoin des fioles. Ils entassèrent les corps préalablement fouillés, puis les brûlèrent. Ils reprirent la route pour le monastère à la nuit tombée. Les voyageurs arrivèrent épuisés devant les portes du monastère. Shinobi donna la robe rouge du chaman gobelin aux gardes qui, après avoir laissé échapper un sourire, commandèrent l’ouverture des portes. Un grincement résonna dans le silence de la nuit, amplifié par un léger écho. Les voyageurs furent accueillis par un moine dans la première cour. Il les conduisit vers un bâtiment servant de dortoir pour les étrangers, déjà plein de corps endormis. Le moine leur fit signe de garder le silence pour ne réveiller personne puis ressortit du bâtiment, refermant la porte avec soin. Les trois compagnons s’allongèrent sur des paillasses et s’endormirent rapidement. Au matin, le moine qui les avait accueilli la veille en silence vint les réveiller. Le dortoir était vide. « Levez-vous, voyageurs, dit le moine. Suivez-moi, nous avons à parler. » Une fois réveillés, ils le rejoignirent dans la cour. Le moine était debout à côté d’une petite table sur laquelle étaient déposés du pain, du beurre et une cruche de lait. Il fit signe aux voyageurs de s’asseoir et de manger. « Vous devez être affamés, dit le moine. Pardonnez-nous pour l’accueil d’hier mais les gardes étaient anxieux à l’idée d’une attaque. Ils sont très peu nombreux et ne peuvent quitter le monastère sans compromettre sa sécurité. On peut dire qu’ils se sont servis de vous. » Les voyageurs restèrent silencieux. Ils mangeaient. Le moine continua : « Vous nous avez rendus un grand service en nous débarrassant de ces gobelins et nous vous en sommes très reconnaissant. C’est pourquoi nous vous permettons d’entrer dans le monastère. D’ailleurs, qu’êtes-vous venus faire ici ? » Amar avala une gorgée de lait, puis répondit : « Je suis moi-même Muni. Je viens de Mohabat dans la province du Lac. J’étais simplement curieux de visiter ce monastère. - Et bien vous pourrez satisfaire votre curiosité. Nous entrerons quand vous aurez fini de manger. - Nous ne sommes pas déjà dedans, demanda Hiro ? - Non, répondit le moine, vous êtes dans la première cour, réservée aux voyageurs et aux marchands. Notre père vous permet l’entrée dans les autres cours, la bibliothèque, le temple, et également de visiter la source. - La source ? demanda Hiro. - Oui. L’eau de Votale a certaines vertus. C’est cette eau que nous vendons pour faire vivre notre monastère. Beaucoup de nobles de la Confrérie ne boivent que notre eau. Vous avez terminé ? » Les trois voyageurs acquiescèrent et se levèrent pour suivre le moine. Sur le mur du fond de la cour se trouvait une autre grande porte de fer portant le Soleil de Tsahami, elle aussi gardée. Elle donnait sur une cour deux fois plus grande entourée de bâtiments dont les pierres étaient peintes en rouge. « Voici le monastère, dit le moine. Ici se trouve la bibliothèque, ici la salle de formation des kshatriyas. Des familles nobles envoient leurs fils à notre maître d’armes pour les former. Derrière cette porte se trouve le temple de Tsahami, pour vos offrandes et vos prières et derrière cette autre porte c’est la petite cour, avec nos appartements et la sortie vers les montagnes et la source. C’est là que nous allons car je dois vous donner votre récompense avant de retourner prier. Suivez-moi ! » Ils passèrent une nouvelle porte de fer donnant sur une petite cour dans laquelle étaient rassemblés de nombreux moines, puis une autre porte qui les conduisit hors du monastère, dans un paysage rocheux sauvage. Tout autour d’eux il n’y avait que la montagne. Il n’y avait ni chemin ni sentier, mais le moine les guida à travers les rochers, vers un lieu dont lui seul semblait connaître l’existence. Ils arrivèrent enfin à un dôme de pierre taillé dans le rocher, à l’extérieur duquel des ânes étaient attachés, portant sur leur dos des tonneaux. Le moine conduisit les voyageurs sous le dôme par une petite ouverture. Un bassin y était creusé d’où l’eau jaillissait vers le ciel. L’intérieur du dôme était décoré de peintures représentant les dieux et au centre, du Soleil de Tsahami. Amar était stupéfait : « C’est magnifique ! - Et vous êtes des privilégiés. Seuls les moines de Tsahami sont autorisés à venir ici. - Alors c’est ça notre récompense ? demanda Shinobi, déçu. - En partie, répondit le moine. Nous vous offrons aussi un âne et soixante litres d’eau de Votale. Faites en bon usage. Maintenant, si vous le permettez, retournons au monastère, j’ai à faire. » Les voyageurs visitèrent la bibliothèque et le temple. Après avoir profité de l’hospitalité des moines en déjeunant au monastère, ils reprirent la route pour Daarjing, avec leur âne.

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